Au lendemain de l’affaire Sabine Vorin, femme antillaise et  membre du personnel de la Mairie du 20ème  retrouvée morte sur son lieux de travail, le  CJL a rencontré François Vergès, politologue et auteure de “Un féminisme décolonial”* pour avoir son analyse de la situation du personnel de nettoyage dans les administrations, de la souffrance au travail et des conséquences physiques du sexisme et du racisme. Elle estime qu’au vu de la situation du racisme, la France doit dépasser l’idée selon laquelle, la guerre d’Algérie marque la fin de l’ère coloniale.

Madame Vergès, que vous a inspiré la mort de Sabine Vorin et les révélations concernant ses conditions de travail ?

Je n’étais pas surprise. Les conditions de travail des femmes de ménage sont symptomatiques de la manière dont le travail est organisé dans les soutes du navire si j’ose dire, là où le nettoyage est organisé pour être invisibilisé.

“le secteur du nettoyage est en effet un secteur où il y a le plus fort taux de violences sexuelles et devrait être un terrain de lutte du féminisme, non pas du féminisme blanc/bourgeois, mais d’un féminisme décolonial”

Cette organisation isole, maltraite, malmène les femmes qui nettoient. On se souvient de la grève des femmes de ménage de la garde du Nord qui avaient dénoncé le harcèlement sexuel, le secteur du nettoyage est en effet un secteur où il y a le plus fort taux de violences sexuelles. Il s’agit souvent de femmes de 40 où 50 ans, donc des femmes qui sont déjà mères de famille et très souvent seules en charge de leur foyer, ou alors c’est un deuxième salaire mais précaire, partiel.

Le racisme est évidemment une donnée importante auquel il faut ajouter le mépris de classe car il s’agit de « femmes de ménage ». Cette industrie concentre toute une organisation du travail au niveau mondial, parce que, pour le dire crûment, il faut nettoyer la « merde du monde capitaliste ». Ce devrait être, selon moi, un terrain de lutte du féminisme, non pas du féminisme blanc/bourgeois, mais d’un féminisme décolonial car à travers cette lutte on croise la question de la race, de la classe, du genre, de la féminisation du travail « sale » pour produire du « propre », et de la migration, le tout dans un contexte où le travail est fait de manière isolé ce qui fait que pour organiser une lutte il faut surmonter de nombreux obstacles. 

Pour revenir au cas de la défunte Sabine Vorin, il faut aussi ajouter la souffrance psychologique qu’entraîne le racisme. Le racisme est la source d’un incroyable stress, de pensées dépressives qui aggrave d’autres pathologies. Le racisme rend malade pour ainsi dire et cet aspect est très peu compris en France. La défunte Sabine Vorin a travaillé avec ce stress produit par le racisme et le stress est un facteur aggravant pour le cœur. Cette dame avait peut être un cœur fragile, mais le harcèlement qu’elle a subi, ajouté à la fatigue physique très forte inévitablement induit par le travail de nettoyage, à très certainement contribué à détériorer son état de santé. 

“Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’état français a décidé de ne pas développer les Antilles” 

Es ce que les conditions de vie et de travail de Sabine Vorin sont, selon vous, caractéristiques des femmes Antillaise seules vivant en métropole ?

Il faut rappeler qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’état français a décidé de ne pas développer les Antilles. C’est un fait établi, c’est dans les rapports gouvernementaux. Quand l’état français réfléchit  à la reconstruction de la France et du rôle que les colonies pourraient y jouer, il considère que l’exploitation de l’Algérie et du Sénégal par exemple doivent y contribuer, mais, dans le même temps, la place de colonies comme les Antilles est marginale. Il décide dont que le développement est impossible aux Antilles. Ce qui a entrainé une désindustrialisation massive laquelle a provoqué, à son tour, un exode rural, et de nouvelles formes de pauvreté.

Deux solutions sont alors imposées : le contrôle des naissances et l’émigration qui va être organisée dans les années 60 par le BUMIDOM -Bureau des Migrations pour les Département d’Outre Mer. Or, comme pendant ce temps en France de plus en plus de femmes entrent sur le marché du travail et que les classes moyennes deviennent plus prospères et il y a eut, à la fois une demande de domestiques (parce qu’il n’y avait plus les bretonnes du XIXème siècle) et d’agents de catégories C- plus bas échelon dans la hiérarchie administrative NDLR- dans les services publiques : hôpitaux,  crèches, hospices etc… car comme il fallait, et c’est toujours le cas, être de nationalité française pour être fonctionnaire, l’Etat ne pouvait recourir à l’émigration post coloniale.

Raison pour laquelle on trouve, aujourd’hui encore, beaucoup de femmes antillaises dans ces secteurs d’activités. Sur l’Ile de la Réunion d’où je suis originaire, c’étaient les religieuses qui formaient les jeunes femmes à devenir domestiques. La Mairie de Paris qui est un immense bassin d’emploi a recruté beaucoup d’Antillais, principalement dans les catégories –C-  le « petit personnel » comme on disait autrefois.

Donc oui, les conditions de vie et de travail de Sabine Vorin sont en effet dramatiquement caractéristiques des trajectoires sociales de beaucoup de femmes antillaises venus travailler en métropole.

“Alors que les femmes blanches ont été construites comme fragiles et à protéger, le racisme a construit les femmes noires comme indifférentes à la douleur physique”

Sabine Vorin a souffert de harcèlement pendant des années, pourtant, personne n’en a jamais rien su. Car il semblerait que Sabine ne se soit jamais plainte auprès de personne. Comment expliquer ce silence ? S’agit il d’une forme de résignation ?

Je ne sais pas si on peut parler de résignation. Je dirai que le racisme a imposé aux femmes noires à prendre sur elles, elles devaient se montrer fortes pour survivre, ne pas se plaindre, surmonter de plus grandes difficultés que les autres femmes. Le racisme et le sexisme (qui sont inséparables) font peser sur les femmes travailleuses noires une lourde charge psychique. Leur genre ne les protège pas. En effet, alors que les femmes blanches ont été construites comme fragiles et à protéger, le racisme a construit les femmes noires comme indifférentes à la douleur physique et incapables de souffrance psychique.

Elles ont appris à serrer les dents si je puis dire, notamment pour protéger leurs enfants. On peut évidemment penser au travail de Frantz Fanon sur le racisme comme source de souffrance psychique, mais il y a eu depuis d’autres travaux sur les formes de dépression produites par le racisme, qui peut aussi pousser au suicide, à l’autodestruction. Le racisme tue aussi de cette manière.

“Se plaindre? Mais auprès de qui?”

Des études psychologiques ont montré que le racisme attaque le sentiment de soi dès l’enfance. Le sentiment de soi de la défunte Sabine Vorin a été systématiquement attaqué par les remarques racistes du directeur administratif de la mairie du 20ème arrondissement de Paris.

Beaucoup de femmes noires apprennent donc à ne pas se plaindre. D’ailleurs, se plaindre auprès de qui, auprès de quoi ? Comment faire entendre cette souffrance, cette plainte, surtout en France dans un pays qui ne reconnaît pas le racisme comme forme de harcèlement au travail, comme source de souffrance psychique ? 

“Ce qu’il faudrait, c’est une structure où les femmes puissent se retrouver et parler en toute confiance”

Donc dans le cas de Sabine Vorin, son chef qui a observé les mauvais traitements dont elle a fait l’objet l’a exfiltré loin de son harceleur, mais elle s’est finalement isolée, donc encore plus seule face au stress. Ce qu’il faudrait, c’est une structure où les femmes puissent se retrouver et parler en toute confiance. Mais la plainte est très mal vue dans notre société néolibérale et individualiste. On vous dit : « Vous n’êtes donc pas capable de faire face à vos difficultés ? » Cela renvoie évidemment à toute l’idéologie individualiste qui prévaut dans cette société. « Prends sur toi ! Vas voir un psy ! Arrête de te plaindre, passe dessus, c’est pas si grave ». On voit bien que dans une société qui déploie souvent des cellules de soutien psychologique, certaines souffrances comptent plus que d’autres.

Toute cette psychologie sociale à deux sous ne tient pas compte de la violence sociale, psychologique et symbolique infligée à ces femmes, qui souvent, viennent de loin se lèvent très tôt pour arriver à l’heure au travail pour exercer un métier pénible, fatigant, sous-payé et dévalorisé.

Les psychologues du travail ne sont pas formés à détecter les symptômes des souffrances liées au racisme car elles/ils ne connaissent pas en général l’histoire coloniale, détecter les pathologies liées au stress déclenché par ce type de harcèlement raciste exige une formation, une écoute, une empathie.

“Peu d’organisations placent la question de l’Outre Mer et de sa diaspora en métropole au cœur  des enjeux politiques”

Des associations africaines se sont mobilisées autour du cas de Mme Vorin mais aucune organisation antillaise ne s’est manifesté pour dénoncer les autorités municipales où pour apporter leur soutien aux agents de ménage encore en place. Es ce à dire qu’il n’y a pas en France d’associations antillaises mobilisées pour défendre les intérêts des travailleurs antillais en métropole ?

Dans les années 70, il y avait de nombreuses associations de travailleurs antillais, guyanais et réunionnais. Aujourd’hui, ces travailleurs sont intégrés dans les syndicats, CGT, CFDT, FO mais les associations antillaises sont plutôt désormais culturelles.  Peu d’organisations placent la question de l’Outre Mer et de sa diaspora en métropole au cœur  des enjeux politiques. C’est un symptôme de la colonialité républicaine. La société française doit dépasser l’idée selon laquelle 1962 aurait signé la fin de l’histoire coloniale française, avec la fin de la guerre d’Algérie. Il faut analyser comment cette histoire se prolonge aujourd’hui à la Réunion, aux Antilles, en Nouvelle Calédonie, en Guyane, à Mayotte et sur les iles du Pacifique. La situation économique, politique et sociale est très différente de celle qui prévalait il y a 50 où 60 ans mais elle révèle toujours une dépendance postcoloniale. 

En renouvelant les analyses sur ces territoires et sur le prolongement ici à travers leurs diasporas des problèmes créés par la colonialité républicaine, un décès comme celui de Sabine Vorin n’est plus un incident isolé mais un révélateur des intersections entre genre, travail, capitalisme, racisme, colonialité, industrie du nettoyage, isolement, souffrance psychique et stress provoqués par le racisme.     

Il y a toute une analyse à reprendre sur la manière de relancer les luttes anti coloniales qu’on appelle désormais décoloniales et sur la manière de les ramener au cœur de la question politique en France.

Propos recueillis par Ali Ouicen pour le CJL

*à paraitre le 16 février 2019 aux éditions La Fabrique