Avec la fin des Municipales 2020 et la guerre déclarée aux listes dites “communautaires” et un paysage poliitque français qui résiste à tout renouvellement, le CJL s’est entretenu avec le sociologue Saïd Boumama, auteur notamment du livre « Figures de la révolution africain. De Kenyatta à Sankara » et reconnu pour ses travaux sur les luttes de l’immigration post-coloniale et la mémoire.

Le CJL a enquêté durant les élections municipales dernières après avoir été alerté au sujet de pratiques discriminantes au sein de plusieurs partis politiques, y compris au sein des dits “nouveaux partis”, LFI, LREM ou encore EELV. Les candidats, issus des immigrations post coloniales, déclaraient avoir fait tout le travail de terrain pour préparer élections mais s’étaient retrouvés écartés au profit d’un candidat parachuté par les directions nationales. Pensez-vous qu’il s’agit d’un problème structurel dans la politique française?

Sans se référer à l’existence d’un processus de discriminations racistes conduit au même résultat : la reproduction

Les constats que vous faites pour les dernières municipales confirment l’expérience de nombreux héritiers de l’immigration postcoloniale au cours des quatre dernières décennies. Cette récurrence suffit à indiquer que nous sommes devant un résultat systémique et non face à une succession de situations différentes et isolées les unes des autres. Le fait que l’ensemble des partis soit concerné souligne également cette dimension systémique.

L’analogie avec les violences policières permet d’illustrer le mécanisme à l’œuvre. Les aborder – comme cela est le cas massivement dans les discours politiques et médiatiques – comme des « bavures individuelles » conduit à leur reproduction en dépit du fait qu’elles ont fait plus de 600 victimes au cours des quatre dernières décennies. Continuer à aborder la question de la sous-représentation politique sans la référer à l’existence d’un processus de discriminations racistes dans les procédures de désignation des candidats conduit au même résultat : la reproduction.

Ces forces s’adressent à ceux qui votent et délaissent ceux qui ne votent pas

Les partis sur lesquels le CJL a enquêté sont aussi bien de droite comme de gauche, le Parti socialiste a pendant longtemps été accusé de récupération des luttes des immigrations post coloniales, or nous serions tentés de croire que des partis “contestataires” ou “nouveaux” seraient plus en phase avec les réalités du terrain. Quelle analyse faites-vous de ces pratiques qui transcendent les clivages habituels?

Plusieurs facteurs en interaction se cumulent pour finir par faire système.

En premier lieu il y a la tendance à réduire la vie politique à la séquence électorale. Cette tendance conduit les différentes forces politiques – anciennes comme nouvelles – à accorder moins d’importance à leurs adhérents et plus d’importance aux électeurs (que l’on espère attirer). Ces forces sont ainsi de moins en moins le reflet de membres unis sur un programme et des propositions et de plus en plus des entrepreneurs politiques basant leurs actions sur la « communication ».

« Civilisables » dans ce regard dominant, ils ne sont pas pour autant considéré comme étant « civilisés »

En second lieu – et en conséquence du premier point – ces forces s’adressent à ceux qui votent et délaissent ceux qui ne votent pas. Les classes populaires en général et les segments les plus précarisés de celles-ci sont celles qui s’abstiennent le plus pour des raisons liées justement au discrédit du jeu politique. Pour les héritiers de l’immigration postcoloniale l’abstention est renforcé le fait que les programmes revendicatifs ne mentionnent pas ou mettent en bas de l’agenda des priorités des questions qui les touchent spécifiquement : discriminations racistes, violences policières, islamophobie, etc. La conséquence en est que ces catégories sociales sont de moins en moins des priorités pour ces forces politiques.

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En troisième lieu se trouve des représentations sociales issues d’un passé lointain, le passé colonial, productrices d’un « paternalisme » ou d’un « fraternalisme ». « Civilisables » dans ce regard dominant, ils ne sont pas pour autant considéré comme étant « civilisés » et aptes à assurer des fonctions politiques. S’ils sont souhaités comme militants pour le mieux et comme « colleurs d’affiches » pour le pire, ils sont aussi considéré comme trop « impulsifs », trop « radicaux », trop «  colériques », pas assez « souples », etc. Bref ils doivent encore effectuer un stage de formation de longue durée avant que d’être considéré comme « capables » de politique.

En quatrième lieu il y a la volonté –certes d’ampleur différente d’une force politique à l’autre – de séduire une partie de l’électorat raciste ce qui conduit à la tendance à invisibiliser les candidats pouvant choquer cet électorat, de même d’ailleurs qu’elle conduit à invisibiliser certaines questions (discriminations, violences policières, etc.). Le cumul de tous ces facteurs indique que nous sommes réellement en présence d’un fonctionnement systémique.

Lorsqu’un système est fermé, il ne se transforme que par la contrainte

Saïd Bouamama

Si le clientélisme est un fléau dans la politique française, elle même perçu comme hautement corrompue tel que l’écrivait le magazine “Foreign policy”, comment des candidats issus de l’immigration post coloniale ou habitants des quartiers populaires peuvent ils faire pour que les partis en place prennent en considération leurs revendications?

Lorsqu’un système est fermé, il ne se transforme que par la contrainte et le rapport des forces. Cela signifie qu’il faut considérer le rapport à ces forces politiques comme un rapport d’exigence. L’exigence doit porter, selon moi, à la fois sur le contenu des programmes (ces programmes intègrent-ils les revendications des habitants des quartiers populaires ?), sur l’ordre dans l’agenda des priorités (à quelle place figure ces revendications ?), sur la représentativité des candidats enfin.

Ajoutons que le rapport d’exigence n’a d’efficace que s’il intègre simultanément ces trois niveaux. Ne prendre en compte que le dernier conduit aux « élus de la diversité » alibis qui ne font fonction que de figurants alimentant encore plus le dégout pour les élections. De même il convient de visibiliser les désaccords et conflits sur ces différentes exigences c’est-à-dire les rendre publiques afin de contraindre ces forces politiques à faire des choix en sachant qu’ils seront jugés sur ces choix.

Nous n’avons pas à faire à des « méchants » mais à un système. Il ne s’agit donc pas d’être simplement convaincant mais également exigeant. Enfin quand la fermeture du système s’avère totale, l’idée de listes citoyennes autonomes peut-être un outil contraignant les forces politiques à prendre en compte plus fortement la réalité des quartiers populaires (de manière contrainte ou volontaire, consciente ou non).

“Décoloniser l’espace public c’est le libérer” Saïd Bouamama

Que répondez vous à celles et ceux qui font le choix de lancer d’autres partis politiques?

Le besoin, selon moi, n’est pas de créer un parti d’ « arabes » et/ou de « noirs » et/ou de « musulman »

C’est bien entendu leur droit et celui-ci est aussi légitime que celui des forces politiques existantes. La question posée est celle de la définition d’un parti politique qui représenterait les classes populaires. Un tel parti ne peut qu’intégrer la question de l’ensemble des inégalités produites par un système social et ne peut pas se limiter à l’une d’entre elle aussi importante soit-elle. Ainsi créer une force politique qui donnerait toute sa place à la lutte contre les discriminations racistes systémiques est une bonne chose mais qui sera inefficace si cette lutte n’est pas reliée à la destruction des services publics, aux politiques de logement, aux politiques de transport, etc. qui constituent la base matérielle des discriminations racistes et de leur augmentation. Bref de telles forces politiques nouvelles doivent impérativement articuler les dimensions de classes sociales, de « race » et de « sexe ».

Le besoin, selon moi, n’est pas de créer un parti d’ « arabes » et/ou de « noirs » et/ou de « musulman » mais de faire reculer la négation des oppressions que vivent ces catégories de citoyens (en contraignant les paris existants à se transformer du fait du rapport des forces ou en créant une nouvelle force politique). Avoir quelques élus colorés supplémentaires ne sert à rien s’ils sont impuissants à peser sur les décisions.

Comment expliquez vous la violente salve de la droite et de quelques figures dans le gouvernement pour interdir les partis communautaires?

Elle n’est pas étonnante et n’est que la dernière expression d’une logique de resilenciation qui s’est développée depuis le début du nouveau siècle. Les héritiers de l’immigration postcoloniale occupent une place largement similaire à celle de leurs parents en dépit du fait qu’ils sont nés français et ont été socialisés français d’une part et en dépit de leurs qualifications d’autres part.

Il y a en quelque sorte une reproduction transgénérationnel du stigmate xénopohobe c’est-à-dire qu’ils sont construits, parlés, représentés, analysés, etc., comme des « étrangers » alors qu’ils sont français de naissance. Les caractéristiques et attentes vis-à-vis d’eux sont dès lors proches de celles qui caractérisaient leurs parents et que le sociologue Abdelmalek Sayad a résumées dans le triptyque : invisibilité, apolitisme et politesse. Or depuis près de deux décennies les signes de refus de cette place et de ces images d’assignation se multiplient du côté de ces héritiers (révolte des quartiers populaires de novembre 2005, appel des indigènes de la république de la même année, expériences de listes autonomes et citoyennes dans de nombreuses villes, manifestations publiques contre l’islamophobie ou les violences policières, etc.). Il s’agit dès lors de diaboliser ces nouvelles prises de parole par la déformation, la diabolisation et l’intimidation.

Un système de domination s’oriente logiquement vers des stratégies de canalisation des colères sociales vers de fausses cibles

La crise sanitaire du COVID19 a mis à nu les failles de la gestion technocratique de l’État et sa mise sous tutelle par les marchés, quelle sortie de crise voyez vous en l’état actuel des choses?

Le pire est encore à venir. Les conséquences économiques de la pandémie seront calamiteuses tant sur le plan du taux de chômage (certaines estimation annonce un seuil à 20 % à court terme) que sur le plan du pouvoir d’achat. Comme dans toute crise de grande ampleur, les inégalités se renforcent. Déjà le coût humain de la pandémie aura à être étudié en prenant en compte l’appartenance sociale de ceux qui sont décédés, leurs « origines » et leur sexe. Il en sera de même pour les conséquences économiques, s’il n’y a pas de réaction collective à la hauteur de l’enjeu. Dans ce type de situation un système de domination – de surcroît avec la crise de légitimité et la colère sociale qu’a suscité la gestion de la pandémie – s’oriente logiquement vers des stratégies de canalisation des colères sociales vers de fausses cibles. Il est en conséquence probable que la logique du « bouc émissaire » connaissent un nouveau regain sous la forme de débats écrans : communautarisme, radicalisation, nouvelles « affaires du foulard », etc. Seule une mobilisation collective massive peut permettre de mettre un frein à cette tendance. Le résultat sera fonction de la mobilisation de chacun et de tous.

L’histoire des luttes de l’immigration post coloniale que vous avez longuement étudié, vous mène t elle à penser que les partis restent des structures à investir ou bien faut il qu’il y ait rupture et organisation en parallèle?

Je n’ai pas de réponse tranchée sur la question. En fait je pense qu’il faut la reformuler sous la forme : quelles sont les postures politiques incontournables minimum à adopter que l’on soit investi dans les partis actuels ou que l’on soit membre d’une organisation autonome ?

Dans le premier cas il me semble absolument nécessaire de concevoir l’investissement dans les partis existants sur la base d’une posture de « poil à gratter ». Il s’agit de poser les questions qui fâchent, d’exiger la prise en compte de revendications occultées, de dénoncer les incohérences et contradictions, d’être le porte-parole de ceux qui ne sont pas pris spontanément en compte, etc. Sans cette posture non seulement l’investissement dans les partis existants est inutile mais plus grave il renforce le système inégalitaire.

Dans le second cas il me semble absolument nécessaire d’être dans une posture qui vise à influencer –certes par la pression, la crainte des effets électoraux et le rapport des forces – les partis existant. Que les partis existants reprennent telle ou telle dénonciation ou revendications –même de manière hypocrite et/ou pragmatique et/ou intéressée – n’est pas négligeable même si cela n’est pas suffisant. Ainsi par exemple le fait que de nombreuses organisations aient signées l’appel de la dernière manifestation contre l’islamophobie est une excellente nouvelle. Elle n’a été obtenue que parce qu’existaient des forces autonomes d’une part et qu’elles se sont adressées aux forces politiques classiques d’autre part. Autrement dit nous avons besoin à la fois d’autonomie et d’alliance à condition bien sûr de ne pas « confondre alliance et subordination » comme disait Aimé Césaire.

Une autonomie sans alliance est inefficace et une alliance sans autonomie reproduit les négations actuelles. Peut-être avons ici une base de contrat politique possible entre ceux décidant de s’investir dans les partis politiques existant et les autres : se considérer mutuellement comme participant au même combat. Un partage du travail solidaire en quelque sorte.

Quel serait pour vous le mode d’organisation idéal pour cette immigration post coloniale et les dits “quartiers populaires”

La question est difficile parce que la précarité des quartiers populaires rend leur organisation difficile. Si depuis la marche un tel mouvement ne s’est pas structuré malgré les multiples tentatives ce n’est pas en raison d’une « incapacité » politique mais en raison de cette précarité massive. L’expérience n’a cependant pas été vaine. Elle permet de dessiner des conditions absolument nécessaires : autonomie absolue y compris sur le plan financier ou matériel, ne pas limiter l’action politique aux moments électoraux, construire par le bas c’est-à-dire en s’ancrant dans les quartiers, investir dans la formation politique qui est le seul moyens de passer d’une révolte momentanée à un investissement durable, produire une visibilité politique nationale (moment de mobilisation commun, médias, etc.), etc.