La tournée promotionnelle du général De Villiers, à l’occasion de la parution de son livre, déjà, avait fait l’objet d’un véritable plébiscite auprès d’une partie importante des éditocrates. Ces derniers avaient, en effet, été prompts à voir dans le profil du général, la figure providentielle qui redonnerait toute sa grandeur à la France.

Plus récemment, ce ne sont pas moins de deux tribunes signées par des militaires, dressant l’une et l’autre, le portrait d’une France au bord de l’apocalypse qu’ils se proposent généreusement de défendre au péril de leur vie. Plus inquiétant encore que les menaces à peine voilées contenues dans ces tribunes est leur réception par une partie importante de l’opinion publique.

Selon un sondage réalisé par LCI-Harris interactive, 58% des français soutiennent leur contenu, et un français sur deux estime que l’armée devrait intervenir sans qu’on lui en donne l’ordre.

Le CJL a souhaité revenir avec le politologue et historien Olivier Le Cour Grandmaison sur ces deux prises de paroles aussi exceptionnelles qu’inquiétantes.

Olivier Le Cour Grandmaison est professeur de sciences politiques et de philosophie politique à Paris Saclay université d’Evry-Val-d‘Essonne.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire coloniale française dont Coloniser exterminer (Fayard 2005), La République impériale. Politique et racisme d’Etat, (Fayard, 2009) et De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique, Le droit colonial en Algérie et dans l’empire français, (La Découverte, 2010). L’Empire des hygiénistes. Vivres aux colonies, (Fayard, 2014).

« depuis le temps qu’Emmanuel Macron, son gouvernement et la majorité qui les soutient ne cessent d’affirmer et de répéter que le « séparatisme », « l’islamisme » et le « sécessionnisme » des « quartiers populaires » menacent toujours plus gravement la République”

olivier le cour grand maison

Olivier le Cour Grandmaison, quelle a été votre première réaction à la lecture de cette lettre signée par une vingtaine de généraux parue dans le magazine d’extrême droite Valeurs actuelles, à la date anniversaire du putsch des généraux?

Des réactions contradictoires, en apparence mais seulement en apparence car la première est immédiate ce qui n’est pas le cas de la seconde. Immédiatement donc, la surprise. Surprise que des généraux s’engagent ainsi en utilisant le vocabulaire et les expressions qui ont été les leurs afin de faire croire qu’ils se dressaient préventivement contre des menaces présentées comme existentielles pour la France, son Etat et “la communauté nationale”. A priori, c’est sans précédent depuis la guerre d’Algérie. Puis ce constat : comment s’en étonner depuis le temps qu’au plus haut sommet de l’Etat, Emmanuel Macron, son gouvernement et la majorité qui les soutient ne cessent d’affirmer et de répéter que le « séparatisme », « l’islamisme » et le « sécessionnisme » des « quartiers populaires » menacent toujours plus gravement la République. Comprendre, bien sûr, les héritiers de l’immigration coloniale et postcoloniale, et les populations racisées, également accusés de tous les maux.

Plus encore, avec l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2007, la droite dite de gouvernement parle et agit, sur beaucoup de sujets, comme le Rassemblement national à qui elle a emprunté de nombreuses thématiques – insécurité-immigration-réfugiés-islam-terrorisme-surenchère sécuritaire-, et une partie de sa rhétorique.

Toutes ont légitimé le renforcement toujours plus important de mesures répressives très gravement attentatoires à des droits et libertés fondamentaux. Le constat, entre autres, celui qui peut difficilement passer pour un « islamo-gauchiste », l’avocat et écrivain récemment élu à l’Académie française, François Sureau dans un texte majeur : Sans la liberté paru chez Gallimard en 2019, lequel retrace, de façon précise et circonstanciée, le triomphe de dispositions sécuritaires toujours plus restrictive, et le primat de la sécurité sur les libertés individuelles et collectives.

ÉCOUTER: Macron aux Mureaux: Séparatismes, islamodiversion et présidentielles

« le chef de l’Etat en personne dont le strabisme diverge vers la droite et l’extrême-droite est chaque jour plus évident et plus prononcé » Olivier Le Cour Grandmaison

Cette involution a également affecté le quinquennat de François Hollande, à preuve le projet de déchéance de la nationalité, entre autres, et nombre de dirigeants socialistes et de courants issus de cette mouvance comme le mal nommé « Printemps républicain. » De même, enfin, la République dite En Marche et celui qui, in fine, lui impose son agenda politique, son programme et ses thèmes de campagne électorale, à savoir le chef de l’Etat en personne dont le strabisme divergent vers la droite et l’extrême-droite est chaque jour plus évident et plus prononcé alors même qu’il prétend être un rempart contre le Rassemblement national.

Dans un tel contexte, également caractérisé par la faiblesse historique des gauches politiques, syndicales et associatives, qui n’ont jamais été aussi divisées et impuissantes depuis 1958, il n’est donc pas très étonnant qu’un certain nombre d’hommes, les militaires précités puis tous ceux, très nombreux, qui ont soutenu leur initiative, prennent au sérieux cette rhétorique en estimant que, face à l’extrême gravité de la situation ainsi présentée, ils sont les ultimes remparts capables de résister aux menaces mentionnées.

Rappelons aux oublieux, que le même hebdomadaire, Valeurs actuelles, avait publié peu avant et en Une un appel de Philippe de Villiers à l’insurrection. Insurrection présentée par lui comme prétendument salvatrice et nécessaire pour combattre efficacement les dangers mortels pesant sur le pays. Imaginons un instant qu’un français portant un nom arabe, et supposément de confession musulmane, ait employé pareil langage, les réactions auraient été d’une extrême violence du plus haut sommet de l’Etat jusqu’à l’extrême droite, et les condamnations unanimes dans l’ensemble du champ politique.

Cette séquence, comme on dit, aujourd’hui, témoigne sinistrement de la radicalisation toujours plus importante de la droite qui affirme que si l’expression publique de ces militaires est certes condamnable sur la forme, les problèmes qu’ils soulèvent sont au fond justes et doivent être traités au plus vite ce qui légitime un nouvel emballement sécuritaire, islamophobe et national-populiste.

ÉCOUTER: #Podcast Tribunes Militaires et Policières: Entre rêves de guerre civile et checkpoints israéliens

« Le quinquennat de François Hollande peut être interprété comme l’accélération et l’aboutissement d’un processus de décomposition politique marqué »

Mais est ce que la gauche dite « de gouvernement », pour reprendre votre terminologie, notamment avec des personnes comme Manuel Valls et ses propos ouvertement racistes, ne porte pas autant de responsabilité que la droite dans la banalisation, la crédibilisation de la rhétorique de l’extrême droite?

« Le quinquennat de François Hollande peut être interprété comme l’accélération et l’aboutissement d’un processus de décomposition politique marqué, notamment, par la conversion d’une partie très importante de responsables socialistes à un national-républicanisme qui prospère sur la dénonciation de l’immigration, des Rroms, des habitants racisés des quartiers populaires et de l’islam. Au vrai, cela n’est pas nouveau. Rappelons qu’en janvier 1983, le premier ministre socialiste, Pierre Mauroy, et celui de l’Intérieur, Gaston Defferre, lors des grèves des travailleurs immigrés du secteur l’automobile, ont violemment critiqué le rôle des « intégristes » et des « groupes religieux (…) ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises. » Il n’en reste pas moins que ceux que vous citez témoignent sinistrement de cette involution mais ils sont loin d’être les seuls. A preuve, le passage de nombre de responsables socialistes aux côtés de l’actuel président de la République et le soutien d’autres apporté au « Printemps Républicain. » Il faut y ajouter aussi les offensives antisociales menées à bien lors du même quinquennat qui témoignent d’une conversion au néo-libéralisme le plus convenu. Au-delà de Hollande, toutes celles et tous ceux qui l’ont soutenu au cours de ces cinq années, ont donc été les fossoyeurs très efficaces du Parti socialiste. L’état actuel de cette formation en atteste .

Des voix se sont élevées pour dénoncer ce qui s’apparente à une menace de coup d’état tout en caressant l’institution militaire dans le sens du poil, n’hésitant pas à rappeler sa noblesse et sa grandeur. A quoi fait on référence exactement, dans la conscience collective française, quand on parle de la grandeur de l’armée française?

« Forgé après 1945, le mythe « résistancialiste » a contribué, pendant de longues années, a occulter ces événements dramatiques en soutenant ainsi cet autre mythe d’une France et de forces armées toujours fidèles aux principes républicains et à la démocratie. »

Dans la mythologie nationale républicaine, la grandeur de l’armée française repose sur deux évènements majeurs, entre autres. La guerre de 14-18 qui permet à la France enfin victorieuse, avec l’aide essentielle des Alliés, de venger la terrible défaite de 1870 et l’amputation du territoire national subie à la suite de cette défaite devant les armées prussiennes. Plus encore, cette victoire permet de rétablir politiquement, militairement et symboliquement la France comme grande puissance européenne et mondiale qui s’appuie de plus sur un empire colonial extrêmement vaste et qui s’agrandit encore avec les possessions ultra-marines de l’Allemagne vaincue.

L’autre événement, c’est la Seconde Guerre mondiale et les combats menés par les armées françaises aux côtés des Alliés pour abattre le régime national-socialiste, mettre un terme au conflit déclenché par Hitler et à la domination imposée par ce dernier à de nombreux Etats européens. Cette situation permettant de faire oublier la « drôle de guerre », « l’Etrange défaite », pour reprendre le titre de l’ouvrage célèbre de Marc Bloch, la collaboration du régime de Vichy avec l’Allemagne nazie et la participation de ce même régime à la destruction des Juifs d’Europe. Forgé après 1945, le mythe « résistancialiste » a contribué, pendant de longues années, a occulter ces événements dramatiques en soutenant ainsi cet autre mythe d’une France et de forces armées toujours fidèles aux principes républicains et à la démocratie.

Contrairement aux chronologies trop souvent oublieuses et partielles, qui présentent la France comme un pays en paix en Europe et dans le monde a partir du 8 mai 1945, cette France n’a en réalité pas cessé d’être en guerre aux quatre coins de son empire.

Sont également occultés, aujourd’hui encore, par la majorité des responsables de droite comme de gauche, et par les principaux médias d’autres évènements qui ne sont pas à l’honneur de l’armée française, c’est le moins qu’on puisse dire. Je pense notamment aux terribles massacres qui débutent le 8 mai 1945 à Sétif et qui se poursuivent à Guelma et Kherrata jusqu’au cours de l’été 1945. Massacres qui ont fait entre 35.000 et 40.000 morts, et qui ont vu s’appliquer aussi la torture, les exécutions sommaires et les disparitions forcées. Je pense aussi aux massacres des soldats sénégalais à Thiaroye le 1er décembre 1944, à ceux Madagascar qui ont fait près de 80.000 morts en 1947, à la guerre d’Indochine et enfin à la dernière guerre d’Algérie qui débute le 1er novembre 1954 et qui s’achève en 1962.

Massacres et guerres coloniales au cours desquels la France de la Quatrième puis de la Cinquième République s’est rendu coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité puisque les actes commis l’ont été le plus souvent en vertu d’un plan concerté. Les éléments constitutifs de ce dernier crime sont bien réunis conformément à la définition qui en est donnée à l’article 212-1 du Code pénal.

Contrairement aux chronologies trop souvent oublieuses et partielles, qui présentent la France comme un pays en paix en Europe et dans le monde a partir du 8 mai 1945, cette France n’a en réalité pas cessé d’être en guerre aux quatre coins de son empire. Rappelons enfin, qu’entre le 8 mai 1945 et le 19 mars 1962, ces massacres et ces guerres coloniales, ont fait près d’un million de morts ce qui est supérieur à la totalité du nombre de français civils, militaires et résistants tombés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les causes de ces situations : celles-ci, entre autres, liées au fait que les guerres coloniales ont presque toujours été des guerres totales débouchant sur l’effondrement de la distinction entre civils et militaires et sur la disparition de la distinction entre champs de bataille et sanctuaires. De là de très nombreux morts civils car ces civils sont pensés comme des « terroristes » qu’il faut combattre par tous les moyens, y compris en ayant recours au terrorisme d’Etat et aux moyens non conventionnels déjà mentionnés. De là aussi de très nombreuses destructions. Plus encore, il faut admettre que dans les colonies, les massacres ne sont pas l’exception mais la règle dès lors que les autorités françaises estiment être confrontées à des menaces majeures.

Pourquoi selon vous le choix de cette date anniversaire du Putsch des généraux, qui je le rappelle, marque, selon certains historiens, la résurrection de l’extrême droite française qui faisait profil bas depuis la fin de la seconde guerre mondiale ?

Le putsch des généraux n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein car les décisions politiques prises par le général De Gaulle ont suscité des réactions très hostiles à ce qui était perçu comme un abandon d’une partie du territoire national puisque, au plan juridique, l’Algérie française n’était pas une colonie mais un ensemble de départements. Cette date n’est donc évidemment pas choisie au hasard. Nous savons que les militaires, notamment certains de ceux qui ont signé cette tribune publiée dans Valeurs actuelles sont proches du RN – l’un d’eux a été l’organisateur du service d’ordre de ce parti – et partagent avec une partie de l’électorat de cette formation politique cette opinion : ne pas pardonner au général de Gaulle d’avoir, selon leur terminologie, « bradé » l’Algérie, ce qu’ils considèrent comme une trahison nationale.

Quand on sait que le pourcentage de militaires votant pour le rassemblement national oscille, selon les chiffres, entre 40 et 55%, a t on des raisons objectives de s’inquiéter ?

On a évidemment toutes les raisons de s’inquiéter. D’une part en raison du soutien de cet appel par de très nombreux militaires qui se sont déclaré il y a peu et d’autre part en raison de sondages qui semblent révéler une adhésion significative de l’opinion publique, comme on dit. Au vrai, compte tenu de l’influence électorale du R.N et, plus encore, de l’influence plus importante encore de nombre de ses thèses, cela n’est pas si surprenant. Plus généralement, c’est l’involution constante de la situation politique en France qui est inquiétante et ce d’autant plus que la situation des gauches politiques, toutes tendances confondues, ressemble davantage à un champ de ruines qu’à la recomposition victorieuse promise par certains. Ceux-là prennent et continuent de prendre leurs désirs pour des réalités en s’aveuglant sur la gravité de la conjoncture et sur les moyens d’y résister.

Y a t il pour autant un danger de coup d’état en France ?

Je ne suis pas devin et je me garderai bien de faire des pronostics. A l’heure où ces lignes sont écrites, il me semble qu’il s’agit, pour le moment, d’une opération destinée à faire pression sur la droite, la République en Marche, le gouvernement et le chef de l’Etat afin qu’ils renforcent toujours plus leur programme pour les uns et leurs actions pour les autres. Pression à laquelle le président cède en plaçant, selon les éléments de langage désormais employés en ces circonstances, « le régalien » au plus haut de l’agenda politique et institutionnel. Il est également fort probable que ce sera également le cas lors de la campagne des présidentielles qui a, en fait, déjà débuté.

Derniers ouvrages parus : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019 et, avec O. Slaouti (dir.), Racismes de France, La Découverte, 2020.