Ce que l’Éducation Nationale ne vous dit pas au sujet de la pénurie de professeurs dans les quartiers populaires

Chaque année dans les établissements des quartiers populaires et autres territoires français sinistrés en termes de service public, les élèves se retrouvent sans professeurs durant des semaines, des mois, voire plusieurs trimestres répartis sur toute l’année. Le prétexte de l’Éducation Nationale face à cette évidente pénurie est de dire qu’ils peinent à recruter, faute de candidats.

  Or, si le manque d’attractivité du métier d’enseignant est une réalité (notamment à cause du salaire et des conditions de travail), il apparaît plutôt clairement que l’institution scolaire a tendance à décourager les rares personnes osant encore se porter volontaires pour les postes de professeurs dans les territoires défavorisés. 

En effet, nous verrons ici que la pénurie est organisée de manière plus ou moins consciente, la destructuration des services administratifs des rectorats représente la norme, et on tend de plus en plus vers une précarisation extrême des agents du service public. 

Comment la pénurie est organisée

Il faut déjà savoir que dans les disciplines déficitaires comme les mathématiques, en plus de la baisse régulière  du nombre de postes ouverts au CAPES, ceux qui sont disponibles ne sont pas pourvus intégralement, malgré un nombre de candidats suffisant. Ce qui signifie que les lauréats du CAPES ne suffisent guère à couvrir les besoins, (et ce n’est pas forcément une question de niveau ou de compétences, puisque des « recalés » du CAPES sont embauchés comme contractuels et sont validés par leurs inspecteurs) surtout dans les établissements excentrés ou délaissés par une grande partie des enseignants pour diverses raisons. 

Les professeurs fonctionnaires sont prioritaires dans les affectations par rapport aux contractuels ; ce qui signifie non seulement que les contractuels peuvent être « remerciés » du jour au lendemain s’il n’y a pas de besoin, mais aussi qu’un titulaire n’habitant pas le territoire, ou le connaissant très mal, peut être affecté sur un poste avant un contractuel ayant de l’ancienneté et étant disponible plus facilement pour un poste. Il n’est donc pas rare que des fonctionnaires refusent ces postes peu adaptés à leur situation, qui bénéficiera finalement à un contractuel.

Les agents contractuels ont donc pour fonction principale d’occuper les postes dont personne ne veut, et dans les conditions que les fonctionnaires peuvent se permettre de refuser. Cette priorité, en plus de hiérarchiser des agents de la fonction publique qui ont pourtant la même fiche de poste, entraîne aussi une pénurie d’enseignants, puisque la procédure d’affectation des postes est longue et complexe, et qu’entre le moment où un fonctionnaire refuse un poste et où un contractuel s’y retrouve affecté, il peut se dérouler des mois entiers !

Autre facteur qui peut provoquer un manque de professeurs, la politique de remplacement des professeurs en arrêt maladie. Dans le second degré, un professeur n’est remplacé qu’après 15 jours d’arrêts consécutifs, et qu’il n’y a pas de remplaçants d’affectés pour des arrêts inférieurs à 15 jours, y compris lorsqu’un arrêt d’une semaine est prolongé d’une seconde semaine, voire plus, ce qui perturbe énormément la continuité de service. Cette politique exerce une pression sur les professeurs pour qu’ils limitent les arrêts, souvent au détriment de leur santé, ce qui a aussi un impact négatif sur la qualité du service public. La raison de cette politique est probablement économique, puisque si les rectorats ne sont pas en mesure de proposer des remplacements de courte durée, c’est parce que non seulement ils ne disposent pas d’un nombre suffisants de professeurs remplaçants, mais aussi parce qu’ils refusent d’investir sur des contrats de longue durée afin de fidéliser les contractuels, les missions de courte durée et rémunérées comme telles étant peu attractives. Dans le premier degré, il existe des services de brigade pour contrer les absences des instituteurs, ce qui est une piste de solutions contre la pénurie…sauf lorsque des instituteurs aux problèmes de santé chroniques y sont affectés ! Ce service est plus difficile à assurer, et est d’ailleurs valorisé financièrement, mais est parfois utilisé comme sanction contre les enseignants absents pour raisons médicales. 

Enfin, la pénurie de professeurs vient également d’une désorganisation et d’une destructuration des personnels administratifs des rectorats, notamment ceux chargés des affectations. 

De la désorganisation des rectorats

Un exemple flagrant est celui de l’Académie de Créteil où 15 % des  enseignants sont des agents non-titulaires, alors que tous les syndicats enseignants revendiquaient l’envoi de contrats de renouvellement fin juin-début juillet afin qu’il y ait des professeurs disponibles dès la rentrée en cas de désistement de dernière minute, de congés maternité, d’absence pour maladie ou de poste vacant.  Non seulement cette demande n’a pas été respectée, mais en plus, environ 500 contractuels ont reçu courant juillet des lettres de non-renouvellement de contrat, avec parfois des délais de prévenance non respectés et des procédures bâclées (absence d’entretien, courriers reçus alors que les agents étaient en congés, courriers envoyés avant la fermeture du rectorat sans possibilité de contestation ou de recours de manière immédiate…). Il s’agit ici d’un plan de licenciement qui ne dit pas son nom, qui met les agents dans de graves situations de précarité car le rectorat n’a aucune visibilité sur les besoins court et moyen terme. 

Lors du rassemblement inter-syndical du 29 août 2019 devant le rectorat qui demande le ré-emploi de tous les contractuels, les cadres du rectorat ont refusé de donner les chiffres précis du plan de licenciement et ont informé que les attestations employeurs permettant de percevoir les allocations du chômage n’étaient pas prêtes, preuve du mépris exprimé à l’encontre des agents non-titulaires et des usagers du service public de l’Éducation Nationale dans l’Académie de Créteil. En effet, dès la réouverture du rectorat, les inspecteurs ont les informations sur les besoins de l’académie, mais n’ont pas la main pour affecter les contractuels. 

Finalement, la règle de priorité des titulaires sur les contractuels cumulée au retard des affectations décidé par les cadres du rectorat, met en difficulté les personnels administratifs du rectorat chargés des affectations en les surchargeant de travail, en plus de laisser dans l’incertitude et la précarité l’ensemble des agents contractuels enseignants. C’est ainsi que les premières affectations tombent à 2 jours de la pré-rentrée scolaire (ce qui rend la préparation de la rentrée compliquée pour les enseignants mais aussi pour les chefs d’établissement), et qu’il n’y a pas les effectifs nécessaires pour assurer un service complet dès la rentrée des élèves. 

Vers les contrats de projet et une plus grande précarisation des agents contractuels de la fonction publique

Puisque la politique incohérente de recrutement des contractuels ne permet pas de couvrir les besoins en enseignants, et qu’il n’y a pas de budget décent d’alloué à cette fin, les rectorats tentent tant bien que mal de « boucher les trous » avec les fonds de tiroir. Désormais, il est autorisé d’embaucher des étudiants de licence rémunérés entre 600 et 850 €/mois afin de combler le nombre de postes vacants, et des collègues se voient proposer des contrats à 24,5h/semaine de présence en face d’élèves dans le secondaire1, alors qu’il est interdit dans l’enseignement public d’embaucher des enseignants à plus de 20h/semaine

On sait également qu’en janvier 2020, la réforme de la fonction publique autorisera toutes les institutions publiques à embaucher des agents en CDD entre 1 an et 6 ans, sans prime de précarité, ni promesse d’embauche en CDI après un certain nombre d’années d’ancienneté avec un dispositif nommé « contrats de projet ». Cette mesure vise à calquer le modèle français sur le modèle britannique, afin de rendre les agents plus malléables, moins protégés, moins revendicatifs, mais n’est pas exempt de problématique si on évalue la qualité du service public britannique. Ainsi, la question qui se pose spontanément est celle du lien entre le plan de licenciement des agents contractuels de l’Académie de Créteil alors que les besoins sont existants, et la date de mise en œuvre des contrats de projet dès janvier 2020.  Si cette hypothèse se vérifie dans le temps, il faut prévoir une baisse générale de qualité du service public (pas seulement dans l’éducation), un durcissement des conditions de travail pour tous les agents (titulaires ou non) et éventuellement des mouvements sociaux qui perturberont encore plus la continuité de service. 

L’autre mesure visant à précariser encore plus ces agents du service public, c’est la rétention d’attestations Pôle Emploi. Selon les témoignages recueillis par le CJL, ces attestations qui sont obligatoires pour être indemnisé ne sont pas envoyés à temps voir envoyés bien en retard afin que les agents concernés n’aient pas le choix que d’accepter des contrats “ultra précaires” sans aucune marge pour négocier.

Conclusion 

Les élèves et leurs parents ne sont pas les seuls à subir la pénurie d’enseignants (qui n’est pas simplement due [nous venons de le prouver] à un manque de candidats ou de « vocation pour l’enseignement »), les agents contractuels sont tout aussi démunis. S’il existe des liens de solidarité concrets entre fonctionnaires et contractuels, notamment au sein des syndicats, la convergence des intérêts à court terme de ces deux catégories d’agents est fortement compromise à cause de la mise en concurrence sauvage de tous les agents savamment orchestrée par le ministère. Il est donc nécessaire et urgent que les personnes subissant directement cette pénurie – c’est-à-dire les parents d’élèves et les agents contractuels – s’organisent de manière autonome en accompagnement du mouvement intersyndical de contestation, afin d’obtenir un service public digne de ce nom. Il est aussi essentiel de demander des comptes et de questionner les récentes décisions qui ont été prises en termes de recrutement et d’affectation d’enseignants : comment se fait-il que l’on déclenche des plans de licenciement malgré l’existence de besoins urgents ? Pourquoi les services publics les plus vitaux, comme l’éducation et la santé, sont autant dépourvus de moyens humains et financiers, sans qu’aucune alternative crédible ne soit proposée ? Comment est utilisé l’argent des contribuables dans les services publics ? 

Témoignage reçu par le CJL