Dilnur Reyhan est enseignante à l’INALCO, l’Institut national des langues et civilisations orientales, mais aussi présidente de l’Institut Ouïghour d’Europe. Elle nous explique ses projets, tout en revenant sur la répression chinoise du peuple ouïghour.
Le contexte islamophobe mondial permet à la Chine de mieux justifier la persécution sous prétexte de lutte antiterroriste
La lutte pour la sauvegarde de la culture ouïghoure
Bien que Dilnur vive en France depuis 15 ans, on la pense généralement réfugiée. Elle déplore le fait qu’on considère souvent les individus originaires de pays non occidentaux comme fuyant des pays en guerre. « Hélas, j’appelle ça l’effet du paternalisme », explique Dilnur, venue étudier en France à 21 ans. Elle se souvient de ses années étudiantes, durant lesquelles les immigrés ouïghours commençaient à former une communauté. « Les Ouïghours de ma génération, ayant moins de 40 ans, sont généralement venus étudier en France durant les années 2000, il s’agissait d’une migration estudiantine, jeune, pas du tout venue pour demander l’asile, contrairement à la majorité des Ouïghours réfugiés dans les autres pays européens ». Dilnur a ainsi pu devenir docteure en sociologie, consacrant ses travaux à la diaspora ouïghoure. Passionnée par cette culture centre-asiatique, elle créée en 2009 Oghouz, une association étudiante, apolitique et areligieuse, visant à promouvoir la culture ouïghoure. A l’époque, les étudiants ne souhaitaient pas mener d’action politique, afin d’échapper aux problèmes en retournant dans leur pays natal. Suite à 10 ans de travail, cette association est devenue l’Institut Ouïghour d’Europe (IODE).
Depuis 3 ans, Dilnur a aussi contribué au projet d’une école ouïghoure, afin d’enseigner cette langue, en plus de cours de culture, depuis cette année, visant à découvrir la danse, la musique traditionnelle mais aussi les coutumes de la région ouïghoure. Dilnur est aussi directrice de publication de la revue bi-annuelle Regard sur les Ouïghour·e·s. Elle est ravie qu’une dizaine d’universités françaises soient abonnées à cette revue franco-ouïghoure. Cependant, elle regrette les difficultés auxquelles elle fait face dans le cadre de ses projets. « Juridiquement, nous avons un institut, mais nous sommes encore nomades, nous n’avons pas de lieu, nos affaires sont partout, c’est difficile d’organiser des événements dans cette précarité ». Pourtant, malgré la grève et le manque de moyens, environ 200 personnes ont assisté dimanche dernier à la Nuit de solidarité avec le peuple ouïghour, organisée en collaboration avec Raphaël Glucksmann, député européen.
Désormais, elle lutte contre « la fin de la civilisation ouïghoure », rappelant le triste titre d’un reportage sur Arte. Elle estime que sa culture constitue la « pierre angulaire de l’Asie centrale ». Il s’agit de la première population turque sédentaire, ayant construit la base de la civilisation des Turcs. « Lorsqu’on évoque la littérature turque classique, on parle en réalité de la littérature ouïghoure », explique-t-elle. Le territoire chinois a également beaucoup évolué au cours de l’Histoire. 56 ethnies sont officiellement recensées en Chine et l’ethnie han représenterait 92 % de la population.
Cependant, les 8 % restants se retrouvent dans 60 % du territoire chinois et les populations minoritaires de Chine se retrouvent majoritaires dans 5 régions autonomes. Dilnur rappelle aussi l’importance de la bataille de Talas en 751, les forces arabo-musulmanes, aidées par les Turcs, gagnant contre l’armée chinoise. Cette guerre a été décisive, puisque durant 1000 ans, il n’y avait presque aucune présence chinoise officielle en Asie centrale. Cependant, en 1884, la région est officiellement conquise par l’Empire mandchou, dernier empire en Chine. Ce dernier nomme la région « Xinjiang », ce qui signifie le nouveau territoire et la nouvelle frontière en chinois. Ainsi, elle refuse de nommer la région ouïghoure le Xinjiang, considérant ce terme colonial, expliquant qu’avant l’annexion chinoise de 1949, il existait deux républiques indépendantes du Turkestan oriental.
“la répression des Gilets jaunes en France est aussi utilisée comme exemple en Chine contre les manifestants de Hong Kong”
Dilnur Reyhan
En 1949, les Ouïghours représentaient environ 80 % de la population de leur région. En 2010, ils forment seulement 45 à 47 % de celle-ci. « Il s’agit d’une colonisation démographique », déplore Dilnur. Elle rappelle aussi le partage de l’Asie centrale entre les autorités russes et chinoises, ayant « coupé différentes régions en “stan” afin de diviser pour mieux régner », prenant l’exemple de l’Ouzbékistan, du Kazakhstan ou encore du Turkménistan.
Cela n’empêche pourtant pas le régime chinois d’assimiler les Ouïghours à des migrants centre-asiatiques vivant sur une terre appartenant à la Chine depuis la nuit des temps. Désormais, la région ouïghoure est la plus grande des 5 régions autonomes de Chine, représentant ⅙ du territoire chinois mais aussi la porte de la Chine vers l’Occident. « La région ouïghoure est un eldorado pour l’avenir de la Chine » estime Dilnur, selon laquelle la « nouvelle route de la soie » du rêve chinois de Xi Jinping, président, passe avant tout par cette région, riche en pétrole et en gaz.
« On en veut beaucoup au monde musulman, arabo-musulman, encore plus au monde turc »
Le silence international face aux atrocités commises par le régime chinois
« On en veut beaucoup au monde musulman, arabo-musulman, encore plus au monde turc », confie Dilnur, la majorité de ces pays étant économiquement dépendants de la Chine. Elle déplore le « silence international assourdissant », tout en précisant qu’il s’agit d’un silence relatif, puisque certaines voix s’élèvent contre ce génocide dans les pays occidentaux. Elle prend notamment l’exemple des Etats-Unis. « Ils ne sont pas de vrais alliés, ils sont simplement en guerre commerciale contre la Chine ».
Dilnur reconnaît cependant l’importance des chercheurs, tentant d’influencer la politique américaine concernant les Ouïghours. Elle évoque aussi la lettre envoyée à l’ONU par 22 pays occidentaux et le Japon en juillet 2019, concernant les « détentions arbitraires » des Ouïghours en Chine. Quelques jours plus tard, 37 pays ont signé une lettre afin de défendre la Chine, à l’instar de l’Arabie saoudite, de l’Algérie, du Qatar et de la Syrie. Cela a véritablement été vécu comme une trahison pour de nombreux Ouïghours. « Il est temps que ces pays dits musulmans changent de Dieu, leur Dieu, c’est plutôt Xi Jinping ». Dilnur dénonce le fait qu’on brûle tous les jours des Corans, qu’on impose aux Ouïghours de manger du porc le vendredi, qu’on fouille les parties génitales des détenues, afin de vérifier qu’elles n’y cachent pas des textes sacrés, selon les témoignages des rescapées.
« la Chine est un pays profondément islamophobe »
« C’est comme si nous étions maudits ». Elle évoque aussi le tweet de Mezut Özil, le célèbre joueur de foot allemand d’origine turque de l’équipe d’Arsenal, critiquant sur Twitter la répression de la minorité ouïghoure par la Chine et le silence des musulmans. « Il a reçu beaucoup d’insultes et de photos de porcs », rappelant que « la Chine est un pays profondément islamophobe ». En Chine, l’islam est considéré comme un virus contre lequel il faut lutter. On dit des Ouïghours qu’ils sont amenés à « l’hôpital » pour être soignés de l’islam. De plus, le contexte islamophobe mondial permet à la Chine de mieux justifier la persécution sous prétexte de lutte antiterroriste. Dilnur explique que la répression des Gilets jaunes en France est aussi utilisée comme exemple en Chine contre les manifestants de Hong Kong. Les « camps de rééducation » auraient ainsi pour but d’éradiquer l’islamisme.
« Ce sont les mêmes méthodes que les nazis (…) mais le monde est encore en train de dormir, comme à l’époque »
Dilnur rappelle aussi que la Chine correspond au premier fournisseur d’outils de torture. Il n’y a qu’une seule chaîne de télévision étatique, aucune maison d’édition privée, toute publication passe par les bureaux de censure et depuis 2013, le contrôle d’Internet est renforcé sous l’ère Xi. « Les Chinois eux aussi vivent dans un climat de peur » selon Dilnur. Cependant, « ce qui est avant tout visé, c’est l’identité ouïghoure, si nous étions tous juifs ou chrétiens, il y aurait aussi des camps », Dilnur affirme d’ailleurs que les musulmans d’ethnie hui de la région ouïghourese retrouvent rarement dans les camps, tandis que les Ouïghours chrétiens ou athées y sont aussi détenus. Avoir un Coran à la maison, porter le foulard ou une barbe, employer des mots en arabe tels que salam alikoum (que la paix soit sur vous), bismillah (au nom de Dieu) ou hamdoulilah (louange à Dieu) est très risqué. Selon les témoignages d’une dizaine de rescapés, de nombreuses personnes âgées décèdent parce qu’on ne leur donne plus leurs médicaments. Certaines maladies sont également causées par des conditions hygiéniques terribles. Dilnur explique également la terreur de plusieurs Ouïghours internés dans les trous noirs, auprès de rongeurs.
Un journaliste très anti-occidental pourtant invité par la Chine pour visiter le pays a finalement découvert la volonté de faire disparaître tout un peuple et dénoncé le génocide en cours
« A l’extérieur des camps, ça n’est pas mieux », puisque l’on surveille la population, y compris les enfants. Ainsi, un journaliste albanais, très anti-occidental, a fait partie de la délégation officielle de journalistes, invitée et orchestrée par la Chine, afin de défendre ce pays face à ce qu’il considérait comme un complot occidental. Une fois dans la région ouïghoure, il s’est rendu dans les camps et a finalement découvert la volonté de faire disparaître tout un peuple. Les enfants sont séparés de leurs parents tandis que les adultes sont stérilisés.
« Ce sont les mêmes méthodes que les nazis, dans un colloque à Bruxelles, il y avait un cri d’alarme des chercheurs, estimant que nous allions vers la Solution finale, mais le monde est encore en train de dormir, comme à l’époque », regrette Dilnur. Certains relâchés sont envoyés dans des usines afin d’y travailler gratuitement tandis que d’autres demeurent sous surveillance à domicile. Le profil des relâchés est de façon quasi-systématique celui de personnes de nationalité étrangère, souvent kazakhes ou turques, mais aussi celui des individus ayant des proches à l’étranger.
Presque 90 % des membres de la diaspora se retrouvent néanmoins sans contact avec leurs proches. Depuis 2019, le tourisme dans la région ouïghoure est utilisé de façon à invisibiliser la violence d’Etat. Certains chercheurs se sont plusieurs fois rendus sur place depuis l’année dernière, constatant le changement de stratégie de l’Etat chinois afin d’invisibiliser la violente surveillance omniprésente de la police et des caméras, afin de « normaliser » la vie des Ouïghours sous la terreur.
Dilnur tient donc à insister sur l’importance d’agir à l’échelle individuelle. « Nous avons besoin d’aides concrètes », telles qu’une participation financière, par le biais du crowdfunding, mais aussi grâce à la diffusion des actions des Ouïghours mobilisés, en les suivant sur les réseaux sociaux, dont Facebook ou encore sur leur site. Ils organisent également des évènements de sensibilisation, en écrivant aux députés de leurs circonscriptions afin de les faire réagir pour qu’une action de l’Etat français prenne forme.
Shehrazad
Bravo pour votre action !