Hassna Aalouach publie un livre sur les féminicides

Le livre enquête “Elles Toutes” sur les féminicides en France

J’étais révoltée de voir autant de femmes mourir sous les coups de leurs conjoints ou ex-conjoints dans l’indifférence.

Hassna Aalouach

Hassna Aalouach est journaliste. Engagée depuis de nombreuses années sur les questions du droit des femmes, elle est l’auteure de l’ouvrage “Elles toutes : leurs histoires, elles cherchaient l’amour, pas la mort”, visant à sensibiliser le grand public sur les féminicides. Ce projet a pour objectif de rappeler l’humanité de ces femmes, très souvent diluée dans « un décompte macabre » selon la journaliste.

Vous affirmez avoir au départ suivi les « féminicides de loin ». Quel a été le déclic vous ayant menée à étudier ce phénomène de plus près ?

Il est important de savoir qui sont ces femmes, comment elles s’appelaient, comment elles sont mortes, d’où elles venaient

Cela fait 10 ans que je suis journaliste, plus précisément reporter, donc présente sur le terrain. J’ai longtemps couvert les faits divers, j’ai donc été confrontée à beaucoup de féminicides. J’étais révoltée de voir autant de femmes mourir sous les coups de leurs conjoints ou ex-conjoints dans l’indifférence. J’ai pensé à un outil afin de sensibiliser le plus grand nombre. Un moteur de recherche pour recenser les victimes par département et date. Jusqu’alors cela n’existait pas, ce qui rendait le travail de recherche sur ces féminicides fastidieux et compliqué. J’ai donc lancé le site Ellestoutes.fr avec ce moteur de recherche par date et département pour faciliter tout travail sur le sujet. Il permet aussi de sensibiliser le grand public à travers cet outil qui permettra de voir tous les féminicides sur le territoire français chaque année.

Quelles sont vos critiques à l’égard de la couverture médiatique des féminicides et des violences conjugales/intrafamiliales ?

Je n’en ai pas vraiment à l’égard des médias, je trouve qu’ils ont le mérite de faire apparaître ces féminicides au grand jour. Certains médias comme L’Union consacre régulièrement des articles en hommage à ces femmes. L’AFP l’avait fait également sur plusieurs mois pour ne citer qu’eux. Ils font le boulot. En revanche, mes principales critiques concernent l’inaction gouvernementale. Organiser un grenelle des violences conjugales tout en coupant le budget des associations luttant contre les violences faites aux femmes ? Sans parler de l’absence de réforme judiciaire, alors que c’est le cœur du problème.

Il faut réformer le système judiciaire et sanctionner les responsables de ces dysfonctionnements

Depuis la crise du COVID-19, avec le confinement, on a une hausse de plus de 30 % des violences conjugales et la réponse du gouvernement, c’est : “si vous voulez, allez à la pharmacie et donnez un code pour dénoncer votre bourreau”. Une opération de communication de plus. Ces annonces en grande pompe sur la télévision en période de confinement seront évidemment vues par les bourreaux en avant-première, les victimes ne risquent donc pas de s’y rendre. Et surtout, à quoi bon porter plainte si cette dernière est classée par le procureur ? Ce n’est pas sérieux, on voit bien que le gouvernement est dans les effets de com’, pas dans la réelle volonté de combattre ces violences. Ce n’est pas à la hauteur de l’enjeu.

Avez-vous tenté de contacter le gouvernement afin de leur faire part de votre expertise ? Y a t-il eu des suites ?

Je n’ai pas la prétention de donner une expertise. Je fais mon boulot de journaliste : je dénonce des injustices. Avec les familles de victimes de féminicides nous allons faire le tour des régions pour sensibiliser le plus grand nombre à cette cause et essayer de faire bouger les choses. Leurs témoignages sont précieux, ils évoqueront les dysfonctionnements de la justice, ayant, dans de nombreux cas, conduit à la mort de ces femmes. Il faut réformer le système judiciaire et sanctionner les responsables de ces dysfonctionnements. En ce qui concerne ce gouvernement, il s’est montré en dessous de tout, notamment concernant les droits humains et les questions sociales. La gestion de la crise sanitaire actuelle est un exemple de plus de leur incompétence.

Vous expliquez les limites de notre système judiciaire. La Justice peut-elle à votre avis vraiment permettre à ces femmes de se défendre ? En quoi consisterait une bonne réforme judiciaire visant à mieux prendre en charge ces femmes, selon vous ?

Loin des grenelles et effets d’annonce, la jungle judiciaire est cruelle et sans pitié. La prise en charge des victimes est catastrophique en France. J’ai été bénévole dans plusieurs associations pour les droits des femmes. Il m’est arrivé de les accompagner au commissariat, où les policiers ne voulaient même pas prendre leur plainte. Ils pouvaient aussi confronter ces femmes aux hommes dont elles se plaignent, tout de suite après l’agression. Vous imaginez, être confrontée à celui qui vient juste de vous tabasser ? Il y a vraiment une très mauvaise prise en charge.

Les féminicides ne sont pas reconnus pénalement, il faut donc réussir à mettre en lumière un phénomène n’existant pas aux yeux de la Justice.

Quant aux procureurs, ils classent souvent sans suite les plaintes, voire poursuivent les victimes en cas de séparation avec des enfants pour non-présentation d’enfants si la victime tente de les protéger. Les femmes mettent leurs vies en jeu, elles apportent tous les justificatifs, elles portent plainte et les procureurs classent sans suite. De nombreuses femmes ont déjà porté plainte plusieurs fois avant que leur compagnon ou ex-conjoint ne les tuent. Certaines femmes demandent une mesure de protection, en vain. Il arrive même que le tribunal les condamne à des amendes pour « procédure abusive ». Loin des grenelles et effets d’annonce, la jungle judiciaire est cruelle et sans pitié. De son côté, l’ex-procureur de Douai, Luc Frémiot, insiste lui aussi sur l’importance d’une réforme du système judiciaire. Sa pétition se trouve d’ailleurs dans mon livre.

Comment avez-vous procédé afin d’humaniser ces femmes derrière les chiffres ?

J’en avais assez de voir ce décompte macabre. Pour moi, il est important de savoir qui sont ces femmes, comment elles s’appelaient, comment elles sont mortes, d’où elles venaient. Si par exemple vous venez de l’Oise et que vous apprenez qu’à 20 km de chez vous, une femme est décédée sous les coups de son mari, cela peut plus facilement vous toucher. Les faits sont là et parlent d’eux-mêmes, cette proximité géographique permet d’être de plus en plus conscients de cette problématique. D’où aussi l’intérêt du moteur du recherche par zone géographique. Le travail d’un journaliste consiste à démocratiser l’information. Par manque de temps, aucun média ne répertorie tous ces féminicides. L’AFP l’a fait sur plusieurs mois, mais il y en a tellement ! C’est difficile. J’ai donc décidé de le faire sur toute l’année 2019, en prenant uniquement en compte les victimes vérifiées.

Pouvez-vous nous expliquer les moyens de votre investigation et les différentes étapes de celle-ci ?

Je suis journaliste d’investigation depuis 10 ans. Pour moi la meilleure façon de sensibiliser est de rapporter des faits. Comme pour mon premier livre, Les fruits de la hogra, en partant du cas de Mohamed Bouazizi j’ai raconté la jeunesse tunisienne et ses interdits, l’injustice et l’arbitraire qu’elle subissait de la part des autorités sous Ben Ali. Pour Elles toutes, leurs histoires, j’ai repris le décompte de toutes les victimes connues et j’ai fait le tri. Pour moi, il était hors de question de publier un féminicide en cas de présomption d’innocence, s’il n’y avait pas de certitude, si la procédure était toujours en cours ou si l’homme n’avait pas avoué ou été mis en examen.

Lorsque j’avais la vingtaine et que j’accompagnais ces femmes, j’étais choquée. La prise en charge de ces femmes est vraiment catastrophique.

Quelles ont été les principales difficultés auxquelles vous vous êtes heurtée dans le cadre de l’écriture de ce livre ?

Le défi principal, c’est que je partais de zéro, pas de site Internet ni de recensement officiel. Il y a néanmoins la page Facebook Femmes tuées par compagnons ou ex, qui recense les victimes par une revue de presse des féminicides gérée par des bénévoles. Il y avait donc tout à faire mais c’est aussi la raison de la rédaction de ce livre. J’ai donc analysé tous les faits divers et je n’ai gardé que les féminicides avérés confirmés par autopsie. Les féminicides ne sont pas reconnus pénalement, il faut donc réussir à mettre en lumière un phénomène n’existant pas aux yeux de la Justice. J’y ai mis tout mon coeur, avec mes modestes moyens. Le principal consiste déjà à apporter une première pierre à l’édifice avec ce livre et le site Internet. Sensibiliser le grand public aux féminicides est l’objectif principal.

Pouvez-vous nous expliquer l’objectif de votre site internet et le recensement que vous comptez mettre en place ?

Tous les 2 jours, une femme est tuée en France par son conjoint ou son ex-conjoint. C’est insupportable et je trouve que ça en dit long sur notre société, cette indifférence face à toutes ces victimes. C’est terrible. Ce site www.ellestoutes.fr propose un moteur de recherche sur lequel on peut retrouver les victimes par département, par date et savoir comment elles sont mortes. Je vérifie toujours les rapports d’autopsie pour confirmer le féminicide, ce qui prend donc du temps avant de les intégrer dans le site.

Quels sont les objectifs du Centre Flora Tristan, les bénéfices de votre livre étant reversés à cette association ?

Ce centre d’hébergement est l’un des rares en France accueillant les femmes ainsi que leurs enfants, ce qui est très rassurant pour les victimes. Dans ce centre d’accueil et d’hébergement, les femmes sont accompagnées par des assistantes sociales et des psychologues. En France, les associations ne bénéficient pas de beaucoup d’aides de la part du gouvernement, il s’agit surtout de beaucoup de blabla et de communication. Il faut le vivre pour le comprendre. Lorsque j’avais la vingtaine et que j’accompagnais ces femmes, j’étais choquée. La prise en charge de ces femmes est vraiment catastrophique. On accueillait souvent les femmes battues dans des centres d’hébergement où elles craignaient pour leur sécurité à juste titre.

Le centre Flora Tristan fait exception, permettant d’accompagner des femmes dans l’urgence et de façon plus sécurisante. Ce centre a été créé par Simone Veil en 1976. Il est aussi très important de prendre en charge les enfants témoins de cette violence, ce qui est effectué au centre Flora Tristan. Les enfants témoins de violences sont en réalité également des victimes de violence car ils font face à des séquelles psychologiques, pouvant se ressentir dans leur vie d’adulte. Ils subissent aussi des traumatismes. Il est donc nécessaire de leur expliquer que tout cela n’est pas normal afin de sortir de cette banalisation de la violence.

Quels conseils vous semblent essentiels afin d’aider les femmes ne sachant pas vers qui se diriger pour s’échapper de ces violences conjugales ?

Sincèrement, je ne me sens pas du tout légitime pour donner des conseils, je me sens tellement impuissante face à toutes ces victimes. Mon principal conseil est cependant de ne pas rester seule, d’être soutenue ne serait-ce que par téléphone. Il est nécessaire d’en parler, cette libération de la parole constitue la première étape pour ne pas être isolée. Tellement de femmes se sentent seules et impuissantes. Avoir du soutien moral est primordial. C’est important de reconnaître sa situation, d’en parler à une amie, à une soeur, à un proche. Mon deuxième conseil est d’essayer de se rapprocher le plus possible d’associations de défense des droits des femmes. Malgré leur manque de moyens, elles essaient d’aider du mieux possible et font un travail remarquable.

Il est désormais possible de commander le livre Elles toutes, leurs histoires de Hassna Aalouach, au format ebook ou broché, mais également de s’informer régulièrement quant aux féminicides sur le site EllesToutes.Fr

Propos recueillis par Shehrazad